Je pourrais certes dire comme chacun que je me bats pour des valeurs, pour l'amour, pour le bonheur mais je ne crois pas que ce serait tout-à-fait exact. Qu'on m'entende bien, je ne suis pas un monstre, je suis animé des meilleures intentions du monde et de la plus grande humanité, mais je crois qu'il est dangereux de se faire une trop haute idée de soi, même s'il ne faut pas non plus se rabaisser en quoi que ce soit. En fait la question écologique et politique ne me semble pas tant de l'ordre du vouloir, de l'intentionalité, mais, contrairement à ce qu'on croit, de l'ordre de la vérité, du cognitif. Notre solidarité est un fait, qu'on peut ignorer un peu bêtement, ce n'est pas un choix individuel. On pourrait dire comme Socrate que nul ne fait le mal volontairement, qu'il n'y a qu'ignorance, mais c'est plus grave car le mal n'est pas un manque de volonté contre une pulsion diabolique. Non, la cause du mal c'est plus souvent le Bien recherché, d'autant plus qu'on lui met une majuscule ! Ce qui fait le plus de mal, c'est l'amour, on ne le sait que trop. Chercher la vérité est ce qu'on a de mieux à faire pour arranger les choses, s'attaquer aux causes matérielles plutôt que de chercher des coupables et faire tomber des têtes. La responsabilité des intellectuels est totale dans la progression du savoir et d'une si difficile lucidité contre des sentiments trop aveugles.

Le monde des valeurs et des idées, c'est celui de Platon et tout le parcours d'Aristote tel qu'il a pu être reconstitué par Werner Jaeger sera d'abandonner cette vision d'un bien suprême pour revenir à la réalité d'un bonheur qui ne peut être que transitoire et ne peut être un aboutissement étant le plaisir de l'action, le bonheur de la réussite qui a sa contrepartie dans le malheur de la défaite. L'éthique n'est plus dés lors une question de valeurs ni de bonnes intentions mais de conformité aux fins. Vouloir le bonheur ne veut rien dire, pour vouloir une réussite il faudrait savoir quoi réussir d'abord et aucun bonheur ne dure ! La psychanalyse en a remis une couche sur la suspicion des valeurs, sur les ravages de l'amour et un bonheur idéal qui n'est rien que nostalgie de la Mère interdite. On est dans le fantasme, ce qui est dangereux. Il ne serait pas si mal de bannir le bonheur du politique. Il vaut toujours mieux revenir aux faits. Plutôt que la multiplicité des valeurs, il serait préférable de proposer une alternative, l'unité d'un système alternatif réaliste pour les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on en pourrait rêver.

Bien sûr, on se bat toujours pour des valeurs mais d'une part c'est le plus souvent au nom de la vérité (d'une religion en général) et d'autre part il n'y a pas lieu de se glorifier de la confrontation des vouloirs alors qu'il faudrait affronter la réalité plutôt. Il ne s'agit pas de bannir toute émotion, ce qui serait impossible, mais au lieu de parler d'amour de façon imprudente, on pourrait se contenter de parler d'amitié, de philia, ce qui n'est pas une valeur : c'est la cohésion d'une société, sa vérité, ce qui distingue l'ami de l'ennemi. S'il y a une valeur suprême, c'est la valeur de la parole qui fait la dignité humaine, la morale communicationnelle (liberté, égalité, fraternité). On peut dire que le décalogue n'est rien d'autre que la loi de la parole et de sa bonne foi (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas tuer). C'est aussi par souci de la vérité que nous voulons corriger l'image que l'humanité nous renvoie de ce que nous sommes et qui nous révulse, car l'humanité sera ce que nous en ferons, elle dépend de nos actes mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait lui donner une valeur qu'elle n'a pas, que nous n'avons pas. Là encore la question est cognitive plus que morale, de même que ce sont les contraintes cognitives qui font de l'autonomie individuelle une finalité collective : non pas promesse d'un bonheur sans fin mais au contraire d'une interrogation continuelle qui a besoin du témoignage de tous.

Il faudrait cependant distinguer l'intelligence collaborative et l'intelligence collective qui sont aussi distincts que la vérité et la volonté, qu'il faut réintroduire ici. L'intelligence collaborative illustrée par les sciences est de l'ordre des externalités positives, d'une sorte d'auto-organisation basée sur l'autonomie de chacun, alors que l'intelligence collective est une construction sociale, une capacité de décision, un comportement collectif intelligent beaucoup plus problématique tant l'intelligence semble une fonction inverse du nombre dans les foules ! Intelligence collaborative et intelligence collective se combinent ordinairement, dans les organisations et les actions collectives, ce qui fait qu'on peut dire que "la communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune. Et les plus frappantes outrances de l’incompréhension sont ainsi liées aux excès de la non-intervention" (IS no 7 p21). La construction d'une démocratie cognitive est un défi perpétuel dont le principe consiste à reconnaître son insuffisance pour essayer d'être un peu plus intelligents à chaque fois, face à la complexité du monde et notre rationalité trop limitée. L'histoire, c'est l'histoire de la vérité et de ses contradictions, ce qui nous est demandé c'est de comprendre notre temps et d'être à la hauteur de nos responsabilités plus que de nos rêves.

Les pensées de l'évolution et de l'histoire sonnent la fin de l'histoire subie et le début de l'histoire conçue. C'est l'ère des idéologies qui ont sombré dans la volonté de puissance en s'imaginant qu'il s'agissait d'imposer ses valeurs pour des millénaires alors qu'il ne s'agit que de préserver notre avenir, de prendre conscience de notre communauté de destin et d'assumer notre responsabilité envers les générations futures. La lutte de titans entre libéralisme, communisme et fascisme mettait bien en cause notre vérité humaine mais ce n'est pas le dernier mot de l'histoire. L'échec de la volonté de puissance et la puissance de la technique devraient inciter à privilégier la vérité sur les bonnes intentions et la réalité sur les idéologies. Non qu'on puisse se passer de finalités, d'idéologie, d'une projection dans le futur, mais dont il faut s'assurer la justesse et savoir corriger les erreurs, rectifier le tir à temps pour atteindre ses objectifs. Ce qui compte c'est l'effet réel plus que l'intention initiale qui doit adapter sa tactique au terrain. Voilà qui doit donner à la vérité des faits plus d'importance qu'aux valeurs affichées.

L'enjeu, actuel me semble d'essayer de construire cette démocratie cognitive, en constatant qu'on n'y arrive pas. C'est de proposer des dispositifs concrets et une stratégie pour atteindre nos finalités humaines, pas de se contenter de grands mots et d'injonctions morales. Il ne s'agit pas de valeurs mais d'organisation, de procédures, d'opportunités. Ce n'est pas en faisant appel au coeur des hommes mais en analysant les contraintes écologiques, les transformations de la technique à l'ère de l'information, l'exigence de développement humain et d'autonomie qu'on peut en déduire la richesse du possible et construire un nouveau système de production plus adapté aux nouvelles forces de production immatérielles. Il n'est pas beaucoup question ici de valeur, ni de volonté mais d'une vérité matérielle, de possibilités réelles et de questions pratiques, très concrètes.